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L’éthique au travail disparaît, l’humain s’est mué en employé de production

L’éthique au travail disparaît. Toutes les professions sont concernées, y compris les plus sensibles ayant rapport à l’être humain. Les conséquences sont graves pour la collectivité comme pour l’individu. Il m’aura fallu des années pour accepter de voir les choses en face et parvenir, moi aussi, à ce constat. J’étais loin d’être le seul à être confronté à l’inacceptable. De nos jours le travail est productif et créateur de richesses, il ne permet pas l’accomplissement personnel, il efface l’identité de l’employé confiné dans le rôle productif qu’on lui attribue.

éthique au travail

L’éthique au travail disparaît, l’humain s’est mué en employé de production

C’est vrai que de notre métier, nous attendons beaucoup. Pour de nombreuses personnes, le seul salaire ne suffit pas à justifier un engagement professionnel. L’envie de pouvoir exercer selon la déontologie professionnelle nécessaire, en phase avec notre éthique personnelle, est indispensable pour donner du sens à nos actes.

Ces quelques affirmations étaient acquises quand je suis entré sur le marché du travail dans les années 90. Aujourd’hui c’est devenu « un souhait illusoire » d’après la sociologue Danièle Linhart, auteure de La Comédie humaine du travail (Eres).

Mais ça, c’était avant

Que s’est-il passé entre temps ? Je ne questionne pas tant la logique commerciale et productiviste qui nous a menés à ce résultat, que ce sentiment de soumission collective et d’acceptation individuelle qui nous pousse à croire que ce modèle est le bon, qu’il s’impose de fait. Notre société mondialisée est devenue inhumaine. Elle s’est adaptée à une production de masse, pour répondre aux  » besoins  » matériels du plus grand nombre. L’être humain a disparu, mué en simple employé de production.

Afin d’y voir plus clair sur cette question fondamentale de la place de l’humain au travail, je vous propose un entretient de Danièle Linhart, réalisé par Hélène Fresnel pour pshycologies.com. J’ai été surpris par ce que j’y ai lu. Surpris et même choqué de voir que ce qui m’apparaît inacceptable et invivable pour un être sensible, paraît finalement devenir la norme…

Hélène Fresnel – Pourquoi attendons-nous du travail qu’il donne du sens à notre vie ?

Danièle Linhart – Nous mettons notre honneur en jeu quand nous travaillons. Dans d’autres pays, l’emploi s’inscrit dans une logique plus contractuelle : les individus acceptent de se conformer à ce qui leur est demandé. La chercheuse Dominique Méda souligne également que, chez nous, le travail constitue une modalité essentielle d’insertion dans la société, c’est pourquoi les Français lui accordent beaucoup d’importance, par rapport à la famille, aux loisirs, aux convictions religieuses…

– Comment cela s’explique-t-il ?

– On peut expliquer tout cela historiquement. La Révolution française a permis aux citoyens de vendre librement leur force de travail et de se détacher définitivement de l’asservissement féodal. Au cours du XXe siècle également, les questions de justice, d’égalité sociale passaient par le travail. Pendant les Trente Glorieuses, il s’articulait autour de valeurs collectives, contestataires, alternatives. Quand un travailleur souffrait, ses collègues disaient :

C’est normal, c’est le patron qui veut s’en mettre plein les poches

Ils condamnaient politiquement et moralement des conditions jugées inhumaines : ils établissaient collectivement ce qui est juste, tolérable, et ce qui ne l’était pas. Personne ne pensait, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui :

Je suis nul. Je suis mauvais, fragile. Je ne suis pas assez rapide, performant…

Le rapport au travail n’était pas personnalisé. Il s’inscrivait dans les enjeux politiques, économiques, sociaux de l’époque.

– Qu’est-ce qui a fondamentalement changé ?

– Pendant les Trente Glorieuses, le travail permettait d’intégrer une dimension identitaire collective, il aidait chacun à supporter les aspects les plus durs de sa fonction. On ne parlait pas de souffrance, pas de mal-être. On parlait d’injustice, de mobilisation. Mais cela correspondait à cette période de forte croissance où l’on pouvait améliorer les conditions de travail, imposer un certain pouvoir.

En 1968, l’autoritarisme taylorien* a été remis en cause. Les salariés ont demandé davantage d’autonomie, de dignité, de reconnaissance, et la possibilité de s’exprimer… Après trois semaines de grève générale, le plus long mouvement social français du XXe siècle, le patronat s’est demandé comment en sortir.

ÉDe ses questionnements sont sorties les prémices du modèle managérial actuel, qui prône l’individualisation de la relation de chacun à son travail, pour inverser un rapport de force devenu trop défavorable aux managers. Avec ce système qui s’est généralisé dans les années 1990, chacun a aujourd’hui un destin personnel dans l’entreprise.

* Le taylorisme – du nom de son inventeur, l’ingénieur américain Frederick Winslow Taylor (1856-1915) – désigne la forme d’organisation scientifique du travail (OST) définie par lui et ses disciples à partir des années 1880. Source Wikipedia

– Cette personnalisation devrait permettre de réaliser ses aspirations…

– Si l’on prenait au sérieux cette nouvelle orientation, qui consiste à dire que chacun doit mettre ce qu’il a de plus personnel dans le travail et qu’il faut créer les conditions pour que cela puisse se réaliser, ce serait formidable.

Mais le modèle n’est pas celui-là. On demande à chacun de faire l’usage de lui-même le plus intelligent, le plus inventif, le plus intuitif possible en fonction d’un objectif inchangé : l’économie des temps et des coûts, qui reste structurée par des pratiques imposées aux salariés. Il s’agit non pas de mettre en avant l’innovation, la qualité, mais de demander à chacun de faire preuve de toutes ses qualités personnelles pour entrer dans cette logique.

Mais si on individualise les salaires, les primes, cela veut dire que l’on ne donne pas la même chose à tous. Donc, on attise la rivalité et la concurrence dans les équipes. Les actifs sont en permanence mis en compétition les uns avec les autres. Une cassure se fait entre les logiques d’engagement antérieures, beaucoup plus collectives, des visions plus citoyennes, morales, sociales et un système où chacun est confronté au défi du travail dans une dimension de plus en plus solitaire. Nous sommes passés de la logique de l’honneur (« mon honneur d’ouvrier », « mon honneur d’enseignant », « mon honneur de médecin »…) à une logique de l’ego, plus narcissique.

– Comment faire vivre ses valeurs au travail pour lui donner un sens ?

– C’est très difficile. Beaucoup souffrent à cause de la chasse à la surqualité pratiquée par les entreprises. On leur tient ce discours :

Vous voulez travailler trop bien, faire du beau boulot, mais ce n’est pas ce que nous vous demandons : nous voulons que vous travailliez selon les critères de qualité assurant que le client achètera. Même si ce n’est pas de la bonne qualité, on s’en moque.

Chacun jongle en permanence, s’arrange, évite de se compromettre en exécutant des tâches contraires à la morale qu’il fait confier à d’autres. Les jeunes ne regardent que leur petit périmètre, expliquent qu’ils restent là où ils sont, le temps de se faire un CV et tant qu’ils ont l’impression d’apprendre.

Je pense qu’il n’y a pas de solution individuelle. Il faudrait réamorcer une capacité de parole collective, discuter, échanger et essayer de faire valoir au manager les manières les plus intelligentes de procéder. Je vois des jeunes piégés. Ils ont l’impression d’être seuls et de devoir trouver eux-mêmes les modalités pour s’en sortir. Ils passent leur temps à mettre leur CV en ligne, rusent avec eux-mêmes et cherchent à tenir.

Notre système étouffe, opprime individuellement chacun. Il faut absolument réintroduire de la distance critique et du collectif dans l’entreprise.


J’espère que ce texte vous éclaire un tant soit peu sur le sujet, qu’il confirme vos doutes, ou remette vos croyances en question. Pour ce qui me concerne, sa lecture fait écho à ma dernière expérience professionnelle qui s’est soldée par un burnout. L’être humain est déshumanisé au travail. Vous êtes prié de ranger les mouchoirs et de retourner à votre poste, ce poste que des millions de gens sans activité espèrent tant occuper, même s’ils doivent pour cela sacrifier leurs valeurs…

Depuis que j’ai fait ce constat, j’ai quitté le monde du travail salarié. Si j’ai certes moins de moyens financiers, et même une couverture sociale au rabais ; en revanche je prends un réel plaisir à exercer mon activité avec une totale liberté, selon mes valeurs. J’ai perdu un peu de confort de vie, pour gagner la liberté d’être moi, tout simplement.

D’après un entretien de la sociologue Danièle Linhart, paru sur psychologies.com

Danièle Linhart, auteure de La Comédie humaine du travail (éditions Eres)

2 commentaires
  1. Lafleur dit

    Enfin la réponse à un grand questionnement, je me demandais où étaient passées les valeurs que j’avais appris, je me disais que je vieillissais et que certainement je n’évoluais plus! Mais voilà exactement l’explication à mon ressenti!

  2. John B. May dit

    Commençons par exiger que les organisations appliquent les valeurs announcées dans leurs Mission Statements!

Les commentaires sont fermés.

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